Ordonnances Macron : la suprématie du droit du travail négocié

Image  Denis Delcourt-Poudenx, avocat associé, DDP avocats
21/09/2017
Social - Formation, emploi et restructurations, Fonction rh et grh, IRP et relations collectives

Après avoir abordé, dans une première tribune, la nouvelle configuration de la représentation des salariés, Denis Delcourt-Poudenx, avocat associé, Lauren Rieux et Mouna Benyoucef, avocates à la Cour, du cabinet DDP avocats abordent l’un des points les plus polémique des ordonnances : la remise en cause du caractère impératif au profit de la négociation directe au sein de l’entreprise.
 
La profonde réforme de la place de la négociation collective, amorcée par la loi El Khomri[1], illustre une volonté politique de favoriser un droit du travail « négocié » au détriment d’un droit commun du travail, applicable à tous. Le champ des règles impératives et impersonnelles, imposées au niveau national ou au niveau de la branche, recule donc au profit de règles négociées au niveau de l’entreprise. L’ordre public, y compris « l’ordre public conventionnel », semble désormais démonétisé.
Cette mutation postule l’existence d’un climat de confiance entre les acteurs du monde du travail et un dialogue pérenne, dans un rapport de force équilibré. Cependant, tout en consacrant la primauté de l’accord d’entreprise et en élargissant les modalités et les thèmes de négociation, les ordonnances n’assurent pas cet équilibre.
 
Les salariés perdent ainsi leur socle de protection minimale, sans contrepartie certaine.
 
En l’état, cette réforme favorise donc l’émergence d’un droit du travail « sur mesure » propre à chaque employeur, adaptable aux exigences du marché, dans lequel les risques économiques pèseront en majeure partie sur celui qui n’a à négocier que sa force de travail.
 
 
La consécration prévisible de la primauté de l’accord d’entreprise
 
Exit le principe de faveur et  la classique hiérarchie des normes (loi, règlement, accord collectif et contrat).
 
Un nouvel ordre prévaut.
 
  • Triptyque thématique en guise de simplification :
 
Les textes applicables dans chaque entreprise (dispositions légales, conventions collectives de branche, accords d’entreprise, contrat de travail) s’articuleront de trois manières différentes, selon les thèmes abordés dans l’accord.
 
  1. La convention de branche continuera certes de primer sur l’accord d’entreprise dans certaines matières[2], jugées fondamentales, telles que le salaire minimum.
 
Toutefois, l’accord d’entreprise pourra prévaloir s’il assure « des garanties au moins équivalentes »à la convention de branche[3].
 
Une telle rédaction laisse d’ores et déjà présager un important contentieux relatif à l’appréciation du caractère « équivalent » des garanties négociées dans l’accord d’entreprise.
 
  1. Dans d’autres matières, qui touchent pourtant à des droits essentiels, comme la santé au travail, l’accord d’entreprise pourra comporter des dispositions dérogatoires à la convention de branche, sauf si cette dernière l’interdit expressément[4].
 
Là encore, les dispositions dérogatoires seront valables si elles assurent des garanties au moins équivalentes[5]. Il en est fini du mieux disant, y compris sur la sécurité au travail, ou l’emploi des handicapés.
 
  1. Dans toutes les autres matières, les dispositions des accords d’entreprise prévalent sur celles de la convention de branche, et ce même lorsque leur application sera défavorable aux salariés[6] (exemple de la suppression ou de la révision à la baisse d’une prime prévue au niveau de la branche).
 
Chaque entreprise pourra ainsi instaurer des règles qui lui seront propres, dérogatoires au droit commun, sans nécessairement avoir à respecter un seuil minimum de garanties global.
 
De plus, les entreprises ne seront pas toutes soumises au même corpus de règles, ce qui, dans un contexte de concurrence féroce, favorisera un dumping des conditions d’emploi et de travail.
 
Sans jugement de valeur sur le fond, convenons qu’il ne sera pas simple de s’y retrouver au milieu de cette jungle d’accords, censés favoriser « l’agilité juridique » et que l’objectif de simplification est loin d’être atteint.
 
  • L’accord d’entreprise s’imposera aux salariés :
 
L’ordonnance élargit les cas dans lesquels un accord d’entreprise pourra :
 
  • aménager la durée du travail, ses modalités d’organisation et de répartition,
  • aménager la rémunération des salariés,
  • et déterminer les conditions de la mobilité professionnelle ou géographique interne à l’entreprise.
 
Cet accord d’entreprise pourra ainsi intervenir, non seulement afin de préserver ou développer l’emploi mais également afin de répondre aux nécessités liées « au fonctionnement de l’entreprise »[7], formule fourre-tout qui résume à elle seule l’esprit général du texte.
Elle pourra en réalité recouvrir des situations très variées et permettra à l’employeur de modifier certaines clauses, jusque ici considérées comme essentielles du contrat de travail telles que leur rémunération ou l’aménagement de leur temps de travail. Le salarié ne sera donc plus protégé par son contrat de travail, puisque ces règles collectives s’imposeront à lui, sauf s’il déclare s’y opposer. Il ne disposera que d’un mois pour exprimer son refus, et surtout, ce refus pourra constituer un motif valide de licenciement.
Licencié dans ces conditions, il ne bénéficiera pas des mesures de sécurisation des parcours professionnels prévues en cas de motif économique. Bref : soumission ou pôle emploi…
 
Cette mesure constitue incontestablement un bouleversement qui ruine le principe de libre négociation des contrats et précarise violemment les salariés. En effet, signer un contrat contenant des clauses protectrices ne signifiera plus, pour le salarié, ni sécurité ni sérénité, puisque la négociation collective pourra défaire ce que la négociation individuelle aura construit. Certes, tous les aspects du contrat ne seront pas précarisés, et on peut s’attendre à une réaction de la jurisprudence, mais l’inversion du principe est là.
 
 
Négociateurs syndicaux indésirables
 
Jusqu’ici, sauf cas exceptionnel (Lois Aubry), seuls les syndicats, indépendants et suffisamment armés juridiquement, étaient jugés aptes à négocier un accord avec des employeurs, la plupart du temps, sur-conseillés. Considérés comme trop peu souples, ils sont largement mis à l’écart par les nouveaux textes.
Les accords d’entreprise, qui peuvent donc déroger au droit commun, seront désormais conclus selon des conditions qui diffèrent selon l’effectif de l’entreprise, hors du contrôle obligatoire et/ou de la présence syndicales qui en conditionnaient jusque-là le caractère normatif.
 
  • Dans les entreprises dont l’effectif est inférieur à 20 salariés, lorsqu’elles n’auront ni délégué syndical ni élu, il sera désormais possible pour l’employeur de proposer, sur tout sujet ouvert à la négociation, un projet d’accord à ses salariés, qui pourront le ratifier à la majorité des deux tiers[8].
 
Le rapport de force déséquilibré, inhérent à toute relation de travail, exacerbé par l’absence de contrôle syndical, fera la part belle aux Machiavels et conduira bien des salariés à ratifier des accords d’entreprise contraires à leurs intérêts.
 
Pour les réfractaires, s’appliquera ensuite la loi injuste des minorités : se soumettre ou partir.
 
  • Dans les entreprises dont l’effectif est compris entre 11 et 49 salariés, les accords d’entreprise seront également négociés et conclus, sauf si elles disposent d’un délégué syndical [9] :
  • Soit par un ou plusieurs salariés mandatés par une organisation syndicale : l’accord devra être soumis au vote majoritaire des salariés.
 
Le système du mandat déjà utilisé par les lois Aubry et Rebsamen postulera l’existence d’un appui du salarié par une ou plusieurs organisations syndicales. On a cependant vu dans le passé que ce système a ses limites, humaines et techniques.
 
  • Soit par un ou des membres de la délégation du personnel du comité social et économique : l’accord devra être ratifié par les membres du comité social et économique, représentant la majorité des suffrages exprimés lors des dernières élections.
 
L’employeur aura donc le choix de privilégier « ses » élus internes, ou de les contourner par la voie du mandat.
 
  • Dans les entreprises d’au moins 50 salariés, les accords d’entreprise seront négociés et conclus, sauf bien entendu présence d’un ou plusieurs délégués syndicaux :
  • par les membres du Comité social et économique, mandaté par une organisation syndicale représentative : l’accord devra être soumis à l’accord de la majorité des salariés[10].
  • à défaut de mandat délivré par les organisations syndicales, par les membres du Comité social et économique non mandaté : l’accord sera soumis à la signature des membres du Comité social et économique représentant la majorité des suffrages exprimés lors des dernières élections[11].
  • à défaut de membres du Comité social et économique disposés à négocier, par un ou plusieurs salariés mandaté par une organisation syndicale représentative : l’accord devra être soumis à l’accord de la majorité des salariés[12].
 
Le système est comparable, et poursuit toujours l’objectif de contourner les « réfractaires ».
 
Dans tous les cas, la réforme est totale, puisqu’il va désormais falloir que les salariés, qui jusque-là se reposaient peu ou prou sur leurs syndicats pour gérer les relations collectives, prennent leurs destins et la défense de leurs droits en mains.
 
Par réaction on pourrait aussi imaginer que le taux de syndicalisation se renforce, et s’étende aux PME, puisque seule la présence d’un délégué syndical permettra aux salariés une négociation d’égal à égal, qui commence par le droit de ne pas négocier !
 
De la négociation obligatoire à la négociation "à la carte"
 
Avant la réforme du Code du travail, la loi obligeait les employeurs à ouvrir des négociations avec les organisations syndicales sur des thèmes imposés (les salaires notamment)[13] à une fréquence imposée[14].
L’ordonnance relative au renforcement de la négociation collective prévoit la possibilité pour les entreprises de réduire cette fréquence, désagréable pour l’employeur puisque portant sur des sujets par nature favorables aux salariés. [15]
 
L’accord d’entreprise pourra limiter cette fréquence en fixant :
  • Les thèmes et le contenu des négociations obligatoires,
  • La périodicité (un maximum de 4 ans est fixé),
  • Le calendrier et le lieu des réunions,
  • Les informations à remettre aux négociateurs,
  • Les modalités de suivi des engagements.
 
Ce n’est qu’à défaut de conclusion d’un tel accord que les dispositions supplétives qui reprennent, pour l’essentiel, les dispositions qui régissaient jusqu’à présent les négociations annuelles et triennales obligatoires, s’appliqueraient.
 
 
L’accord collectif, envers et contre tous
 
Pour sécuriser l’employeur et verrouiller le nouveau dispositif, l’ordonnance apporte des restrictions considérables en matière de contestation d’un accord collectif. L’ordonnance introduit d’abord une présomption de validité de la négociation et de la conclusion de l’accord collectif[16]. Jusqu’ici cette présomption était absente. Il faudra donc la renverser.
Elle instaure également un délai (extrêmement bref) de deux mois à compter de la notification ou de la publicité de l’accord collectif au-delà duquel aucune action en nullité ne pourra être engagée, ni par une organisation syndicale, ni par un salarié[17].
Il est enfin prévu que le juge pourra décider de ne pas reconnaître d’effet rétroactif à l’annulation de tout ou partie de l’accord s’il considère que cet effet est de nature à emporter des « conséquences manifestement excessives »[18] (à l’égard de l’employeur semble-t-il).
Ces dispositions visent de toute évidence à mettre un coup d’arrêt à l’important contentieux qui s’est développé autour des accords relatifs au décompte du temps de travail en forfait-jours et sur les avantages catégoriels. Elles illustrent la volonté de réduire l’aléa judiciaire de l’employeur en cas de litige. La voie d’exception restera tout de même une soupape de sécurité. Passé le délai d’action en contestation de 2 mois, les salariés ne seront pas définitivement prisonniers de l’accord. En effet, la contestation de son application à leur cas particulier leur restera ouverte par voie d’exception.

Néanmoins, le champ de contestation sera plus restreint puisqu’il leur faudra démontrer l’illégalité de l’accord, soit en termes de conclusion, soit en termes de contenu.L’efficacité de cette dérogation à la stabilité de la norme dépendra fondamentalement de son traitement jurisprudentiel. On peut espérer que les juridictions resteront très attentives lorsque des droits fondamentaux (santé au travail, discrimination) ou des règles impératives seront en jeu.
 
Mais qu’en sera-t-il des notions « d’équivalence de garanties » ? Le juge se voudra-t-il, dans ce cadre, l’arbitre des équilibres et du caractère raisonnable et loyal des accords « nouvelle vague » ? On peut l’espérer dans une optique de rétablissement de la confiance mutuelle mais rien n’est moins sûr.

Par Denis Delcourt-Poudenx, avocat associé, Lauren Rieux et Mouna Benyoucef, avocates à la Cour, DDP avocats
 
 
[1] Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels
[2] Nouvel article L.2253-1 du Code du travail : les salaires minima (les primes en sont exclues), les classifications, la mutualisation des fonds paritaires, les garanties collectives complémentaires, le travail de nuit, le temps partiel, les dispositions relatives au recours aux CDD, au travail temporaire et aux contrats à durée indéterminée de chantier et à l’égalité professionnelle.
[3]Nouvel article L.2253-1 du Code du travail
[4] Nouvel article L2253-2 du Code du travail : prévention des effets de l’exposition aux facteurs de risques professionnels, insertion professionnelle et maintien dans l’emploi des travailleurs handicapés, effectif à partir duquel les délégués syndicaux pourraient être désignés, nombre de DS et valorisation de leurs parcours syndical et primes pour travaux dangereux ou insalubres
[5] Nouvel article L2253-2 du Code du travail
[6] Nouvel article L2253-3 du Code du travail
[7] Nouvel article L2254-2 du Code du travail
[8] Nouveaux articles L2232-21, L2232-22 et L2232-23 du Code du travail
[9] Nouvel article L2232-23-1 du Code du travail
[10] Nouvel article L2232-24 du Code du travail
[11] Nouvel article L2232-25 du Code du travail
[12] Nouvel article L2232-26 du Code du travail
[13] Salaires, durée et organisation du temps de travail, épargne salariale, suivi de la mise en œuvre des mesures visant à supprimer les écarts de rémunération et les différences de déroulement de carrière entre les femmes et les hommes, gestion des emplois et des parcours professionnels, etc.
[14] annuelle ou triennale
[15] Nouveaux articles L2241-1 et suivants du Code du travail
[16] Nouvel article L2262-13 du Code du travail
[17] Nouvel article L2262-14 du Code du travail
[18] Nouvel article L2262-15 du Code du travail
Source : Actualités du droit